"Un gamin de Paris, c'est tout un poème…". Je laisse le soin à ceux qui connaissent cette chanson de la fredonner en lisant cette tranche de vie, et en remplaçant simplement Paris par Hanoi !

En effet, Hanoi aussi a ses titis, ces petits bouts de gosses qui grandissent au rythme de la grande ville. De la campagne, ils n'ont que les odeurs qu'ils vont glaner de-ci de-là dans les marchés du matin, qui exhalent encore les parfums des fleurs et des légumes fraîchement cueillis. Leur domaine, c'est la ville…

Un titi se définit par sa gouaille, sa débrouillardise, son toupet, son sentiment d'invulnérabilité. Rien ne lui fait peur, et il ne respecte que ce qu'il veut bien. Sa richesse, c'est sa liberté ! Pas tout à fait hors-la-loi, mais déjà aux marges de la société, il acquiert le sens de l'honneur dans les bagarres avec ses copains et le goût de la séduction dans le regard du passant attendri par son faux air canaille ! Il n'est pas une journée où je n'en croise un, au hasard de mes promenades dans la grande cité…

Vive la vie !

Tenez, regardez celui-ci ! À peine 2 ans, mais il trotte comme un cabri sur son premier terrain de jeux : le trottoir… le bien - nommé ! Il n'a cure de celle qui lui court après, bol à la main, pour lui faire avaler quelque soupe ou bouillie. Sa grande joie, c'est d'essayer d'attraper les cendres des offrandes qui voltigent dans l'air chaud du matin, et si au passage il peut tirer les poils du chat qui somnole béatement sur un tabouret, alors, il rit aux éclats. Qu'importe les passants qui doivent faire des écarts pour l'éviter, il s'esclaffe à la vie, répondant en écho aux trilles de l'oiseau perché dans sa cage qui lui envie sa liberté. Occupé à suivre le vol d'un insecte égaré dans ce quartier, il ne m'a pas vu et vient se cogner contre mes jambes. À peine ai-je le temps de me baisser pour le ramasser que déjà il est debout, gazouillant sans me regarder un bout de phrase, qui sans doute signifie "Ði ra kia !" (Dégage de là !). Je ne le saurais jamais ! Il est passé, poursuivant son rêve, poursuivi par sa mère…

Et celui-là ! Une dizaine d'années sans doute, pataugeant dans les flaques laissées par la pluie dans les creux de trottoir. À l'heure où la maîtresse d'école inculque les rudiments du savoir, il a choisi de s'évader pour suivre les rues buissonnières. Son fleuve à lui, ce sont les ruisseaux qui coulent le long des caniveaux. Architecte naval, il invente d'improbables esquifs avec ce qu'il trouve au gré de ses flâneries. D'une écorce d'orange il fait un sampan qui ballote sur l'écume, avant de disparaître dans le gouffre des égouts. D'un bout de cagette, il fait un chaland qu'il charge de gravier, le laissant naviguer et s'évanouir au coin de la rue, vers d'imaginaires chantiers de construction. Parfois, quand il a faim, il chipe un fruit à l'étal d'un marchand, et se sauve en riant sous les insultes. L'autre jour, je l'ai vu, sortant d'une ruelle, une pomme toute luisante à la main. Sous mon regard mi-amusé, mi-réprobateur, il m'a lancé un joyeux "Hello", sans s'arrêter. J'aurais préféré un "Bonjour" ou un "Chào", mais je n'ai pas eu le temps de le lui dire. Il est passé, poursuivant son rêve, poursuivi par le marchand…

Rêve la vie !

Et cet autre ! Adolescent, juste sorti de l'enfance, mais qui déjà connaît le pouvoir de son regard enjôleur. Les rues et les endroits fréquentés par les touristes, il les possède par cœur. Selon les jours, il offre de transformer vos infâmes godasses en chaussures reluisantes, ou il vous propose des cartes postales, briquets et autres souvenirs à des prix prohibitifs. Attention à son pouvoir de séduction et sa ténacité ! À peine a-t-il jeté le dévolu sur vous qu'il vous interpelle dans toutes les langues de son répertoire. Et, croyez-moi, l'université de la rue est terriblement efficace ! Fussiez-vous patagon, qu'il saurait vous dire bonjour dans votre idiome ! Mais le danger vient plus tard. Si votre oreille est attirée et que vous tournez votre regard vers lui, ses yeux rieurs aux longs cils vous hypnotisent. Acteur extraordinaire, il sait y allumer tour à tour des lueurs de douceur, de supplique, de peine, de joie ou de colère... Il ne vous lâche pas que vous ne tombiez dans ces rets. Mais, même à ce moment, de victime il vous transforme en star : vous êtes le plus beau ou la plus belle ! Du moins, c'est ce qu'il dit !

Justement, il vient vers moi. Un moment de surprise : il m'a reconnu. "C'est ce Tây qui parle vietnamien et qui ne m'achète jamais rien, mais qui me souhaite bonne chance, en me désignant le touriste que je n'avais pas vu au coin de la rue !". Un salut auquel je n'ai pas le temps de répondre. Il est passé, poursuivant son commerce, poursuivi par la vie…

Croque la vie !

Et là ! Regardez ceux-ci, avec leur air de faux durs ! Cheveux savamment négligés, chemise au vent, ils roulent des épaules pour attirer le regard des jolies filles qu'ils croisent. À celles qui leur plaisent, ils ont toujours un compliment aux lèvres. À ceux qu'ils n'aiment pas, ils ont l'insulte facile. À moto, ils se rient des contraintes et jouent avec la mort. Tête nue, klaxon hurlant, ils se faufilent à toute vitesse dans le flot des véhicules, poursuivant leur course, poursuivis par la police…

Ici encore ! Ils sont 2, un bambin de 4 ans à peine, et sa sœur à peine plus âgée. Morve au nez, cheveux sales, pieds nus, visage maculé, maigres à faire peur, ils sillonnent les terrasses des cafés et des restaurants, pour vendre de la pâte à mâcher. Attendris par leur allure misérable vous leur achetez un stock de bonbons que jamais vous ne pourrez avaler, mais au moins, pensez-vous, eux auront de quoi manger… Ne faites surtout pas mine de les suivre, ils se sauveraient comme moineaux effarouchés pour que vous ne puissiez pas les voir remettre leur argent, à un plus grand qui les attend au coin de la rue. Lequel, ira le donner à cet homme assis sur une moto, là-bas sur l'avenue…

Effrontés et intrépides, ces titis de Ha Noï, font partie de notre quotidien. J'aime les voir croquer à pleine dent le plaisir de vivre. Parfois ils s'arrêtent dans leurs jeux, et regardent un instant, dans le lointain, la muraille des grands immeubles qui masque l'horizon. Sans doute, rêvent-ils à ces contrées magi-ques : la campagne où l'on peut courir derrière des papillons, la mer où l'eau est toujours bleue, la montagne où les forêts cachent de profond mystères, et plus loin encore… Mais seuls leurs rêves peuvent s'échapper, alors, ils retournent à leurs rires qui montent jusqu'à Ông Troi (Ciel), en espérant que celui-ci les entende…

Cette tranche de vie est dédiée à tous les gosses de rue de Hanoi et d'ailleurs…

Gérard BONNAFONT/CVN

Commentaires

"titi hanoïen"

Bonjour,

Encore une tranche de vie bien sentie, bien écrite, bien décrite : peu de forumistes la lisent, quel dommage !! c'est si frais, si vrai, tellement à l'image d'Hanoi quand on a la chance comme moi de bien connaitre cette ville et ses habitants - il est vrai que notre forum en est encore à ses débuts même si nous avons vu son quota d'abonnés augmenter assez rapidement -

Tout est intéressant dans ces "tranches de vie". c'est rafraichissant, c'est un peu une fleur justement posée dans un caniveau.. d'Hanoi.

Merci et bonne journée - Cordialement - Kung Fu

Ma devise : un ami, c'est une route, un ennemi, c'est un mur - proverbe chinois

Lecture des Tranches de vie

Elles sont lues..par contre, nous attendons effectivement de nouvelles créations...Mais c'est vrai,le Forum a tout juste deux mois aujourd'hui!!!

Bon Vietnam

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